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Citation de JeanDoux


SOUVENIRS (JDD 2022-08-14)
Gilles Paris a été pendant dix ans l’attaché de presse français de Salman
Rushdie. Il raconte ici une discrète et féconde complicité.

C’est en 1995 que je rencontre Salman Rushdie. À 36 ans, je dirige le service de presse des éditions Plon, qui s’apprêtent à publier son cinquième livre, Le Dernier Soupir du Maure, retraçant l’histoire à Cochin et à Bombay de quatre générations de la famille du narrateur, Moraes Zogoiby dit « le Maure ». Cet épais roman paraît sept ans après Les Versets sataniques. Je passe plus de temps Place Beauvau à préparer sa venue qu’au bureau. Une enquête sur le terreau islamiste français ne nous laisse guère de choix quant à l’ampleur de sa protection. Six voitures, dont une blindée dans laquelle je serai seul à l’accompagner, et deux motos qui ouvrent le cortège. Un vigile se tient à la porte d’entrée du 76, rue Bonaparte – adresse de l’éditeur – et vérifie l’identité de chaque visiteur.

Le jour de son arrivée, nous allons l’accueillir à l’aéroport, son éditeur Ivan Nabokov, Sylvie Audoly, son adjointe, et moi. Nous traversons la piste dans un fourgon de police qui s’arrête au pied de l’avion, d’où descend, seul, Salman Rushdie. À peine a-t-il franchi la dernière marche que les policiers l’escortent jusqu’au véhicule. À Paris, j’ai choisi un hôtel tranquille rue des Beaux-Arts, avec une seule entrée. Il occupera une suite donnant sur une vaste terrasse. J’ai apporté une petite chaîne, quelques CD de U2 (deux ans plus tôt, il a rejoint Bono sur scène à Londres) et de pop anglaise.

Les journées sont chargées en entretiens. L’homme est extrêmement courtois, il accepte tout le programme sans broncher. Il souhaite alléger la protection, trouvant ce cortège très exagéré. Pour lui, c’est une victoire du camp adverse et elle entrave sa liberté. Le Raid a envahi l’hôtel. Chaque valise est ouverte dans le hall, les touristes s’agacent de la procédure. Le premier salon est rempli de policiers. Au dernier étage, chaque visiteur est fouillé. Le Raid a même pris position sur le toit.

Chaque matin, nous prenons un café dans sa suite, et je lui explique le programme de sa journée. Je lui détaille ce qui l’attend. Il connaît la plupart des journalistes littéraires et, à voir leurs mines réjouies en sortant de la suite, ils sont satisfaits de leur rencontre. Pour Télérama, il accepte de se vêtir d’un drapeau américain, photo virale qui fera la une du magazine. Salman Rushdie est généreux dans ses entretiens, autant qu’il est attentif à mes recommandations. Je maudis à mon tour ce cortège de six voitures. Le danger, s’il existe, me semble virtuel.

Pourtant, le 12 février 1989, cinq personnes ont été tuées par la police pendant une manifestation contre Les Versets sataniques à Islamabad (capitale du Pakistan). Hitoshi Igarashi, le traducteur japonais, a reçu plusieurs coups de couteau mortels en 1991. En 1993, c’est l’éditeur norvégien du livre, William Nygaard, qui a été blessé de trois balles dans le dos. Cette même année, le traducteur turc, Aziz Nesin, échappe à un incendie criminel qui cause la mort de 37 personnes. Lorsque Salman me demande de voir une amie au Café de Flore, à la suite d’un entretien annulé, j’use de stratagèmes pour déjouer l’attention des membres du Raid. L’un des serveurs de ce café prévient des photographes qui bientôt se pressent pour saisir l’instant.

Le soir sont souvent organisés des dîners en son honneur. Je lui fais rencontrer en 1999, à l’occasion de la parution de La Terre sous ses pieds, le journaliste Philippe Manœuvre, avec lequel il va partager ses goûts musicaux puis faire la cover de Rock & Folk. Ainsi que Marie-France Pisier, qui lira des extraits de La Terre sous ses pieds à Beaubourg.

De livre en livre, à Paris ou à Londres, je suis heureux de le retrouver. Il est amical, se souvient encore de la chaîne et des CD dans sa suite rue des Beaux-Arts. Au fil des livres, la sécurité s’est allégée. Lors de la parution de son dernier ouvrage, une seule moto l’accompagne dans ses déplacements.

Deux ans après cet ultime lancement, je reçois un e-mail de Salman. Il vient à Paris avec son fils, et souhaite l’emmener à Eurodisney. Je lui organise une visite privée, un jour sans public, où ils vont pouvoir profiter du lieu. Il me remercie chaleureusement.

C’est le fil ténu et assez exceptionnel d’une amitié distanciée, souvenir d’un travail commun, où je n’ai jamais cessé de le considérer comme l’écrivain qu’il est, et non comme un homme sur lequel pesait une fatwa.

GILLES PARIS


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