16 janvier 1996
Alain Defossé: Retour à la ville.
Filmé dans le couloir d'un grand Hôtel, Olivier BARROT nous parle du llvre "Retour à la Ville", consacré à la ville de Nantes. Images d'archive INA
Institut National de l'Audiovisuel
Un nouveau patron pour un nouveau bar. Brun, petit format, plutôt mignon, sympa. Je sais comment j’ai réagi en découvrant Didier, j’ai réagi exactement comme n’importe quel client de café-tabac, de restaurant, de ces lieux où l’on reste plus de deux minutes réagirait en voyant arriver la nouvelle patronne ou la nouvelle serveuse. C’est forcément ce que j’ai pensé, en voyant Didier pour la première fois, ce petit gars brun au sourire rouge qui s’installait parmi nous, j’ai eu forcément la même réaction qu’un macho devant une petite serveuse, parce qu’il donnait ça à voir et à ressentir, Didier, il était mignon Didier le tueur, et sympa, oui, et bien foutu si vous voulez tout savoir (…). Dans la géhenne où il brûle sans doute, Gorgones et Erinyes doivent se pousser du coude et échanger des clins d’œil quand passe le petit brun aux yeux noirs, tellement sexe, chérie, un homme, un salaud comme on les aime.
Elle a reculé autant que possible ce moment, avec son thé, mais là elle y est, acculée à devoir identifier et dénombrer ce qu'on lui a pris, volé. Ce n'est pas un saccage. Le salon n'est presque pas dérangé, et le peu qu'elle voit de la chambre lui indique qu'il en est de même là-bas. Elle aurait presque préféré : des tiroirs renversés, des objets brisés, des déchirures, des lacérations, elle aurait presque préféré un vandalisme intégral qui aurait fait de cette mésaventure une tragédie et non un embêtement. Un scandale, pas un contretemps. Un viol, avec violences.
Tout le monde a un jour cette idée, passé un certain âge, tout le monde se dit je pourrais être un héros/ héroïne de roman, se dit-elle au seuil du réveil, un personnage plutôt, restons modeste, un personnage de roman se dit-elle en se réveillant tout à fait, et aussitôt elle se dit que tout le monde a forcément un jour cette idée, passé un certain âge, en se retournant sur sa vie : ma vie à moi est un roman, car il n’y a pas de vie non romanesque. Quoique beaucoup trop détachée de moi-même : jamais je ne me laisserais faire. Un sujet rétif, sec, une vie dissuasive dit-elle. Finalement non. Elle se lève, quitte
sans regret ce moment où l’on rêve toujours un peu sa vie, cette complaisance qui n’a pas d’âge.
J'ai commandé un tango, c'est ma consommation la plus courante. Le tango est né pendant l'Occupation, c'était la boisson des zazous. J'adore la grenadine, sa couleur et son goût de rouge à lèvres bon marché. J'en ajoute dans tout, la bière, le pastis, le lait.
Au café je ne prends pas de whisky : le sotch est pour moi une boisson de la maison, de la lecture nocturne, de la conversation, de l’écriture ou de l'amour, sa chaleur ambrée est intime. p 62
Les conversations tournaient autour de ça, de cette haine qui déferlait. J'ai entendu alors, parfois, à demi-mot, évoquer des projets d’expéditions punitives.
Au hasard de brides de conversations, j'ai découvert chez certains un visage que je ne soupçonnais pas, très noir, très violent, le visage criminel qui se fait jour quand on est poussé à bout, la renaissance de la haine atavique. p 77
Ce soir-là, j'ai été le dernier à quitter le bar et les protagonistes de l'affaire, vivants et morts. Je suis le dernier témoin.
Je pourrais être une héroïne de roman. Je pourrais très bien. C’est à la portée de tout le monde d’être une héroïne. Ça ne dépend même pas de vous. Quelqu’un
vous prend, un écrivain, ou il vous invente, et fait de vous, de moi une héroïne de roman.
C'est la nuit. A ce rendez-vous de la nuit, je rejoins tout ce qui a sombré, les gens et moi-même. Mon passé c'est la nuit, aussi mort que les gens, de la même eau qui ne coule plus.
Pourtant je peux parler, je peux écrire de cette eau sombre, je ne fais que cela, toujours, écrire est un travail de mort, je n'ai cessé de le répéter, c'est faire de la mort avec ce qui l'est déjà, ratifier de la mort, fixer, consigner de la mort, et c'est nécessaire.
Confirmer la mort n'est jamais triste. Éprouvant, parfois, mais jamais triste. C'est donner ses lettres de noblesse à ce qui est mort p 55
Je ne sais pas si je fais bien, je fais ; quelque chose ne me laisse pas le choix de raconter ce que j'ai vécu face à ce qui en est dit, comme s'il l'on me forçait à avouer la vérité des autres en suscitant la mienne.
On ne sait pas pourquoi ce cambriolage fait resurgir quelque chose du passé. Peut-être est-ce un simple accroc dans une vie très lisse, qui dévoile, comme une déchirure sur un canapé montre au-dessous quel tissu le recouvrait avant, qu’il était rouge et doré avant d’être beige et neutre, que ça foisonnait au-dessous, les couleurs, les conversations, les postérieurs posés là de morts depuis des lustres, les verres qui s’entrechoquent et les drames qui se dénouent. Cette présence d’un jeune homme dans des meubles trop neufs pour une dame âgée, c’est autant d’anachronisme, du passé qui se glisse sous la porte comme un courant d’air. Cette intrusion a perturbé les ondes magnétiques du temps, si une telle chose existe, le champ magnétique qu’Anne sécrète elle-même, dans lequel elle se meut depuis si longtemps, et qu’elle veut absolument clair et vide, inexistant pour tout dire.