Présentation du premier roman d'Anthony Marra - Rentrée littéraire 2014
A l'occasion de la rentrée littéraire 2014, Isabelle Laffont a présenté, devant les libraires, le premier roman d'Anthony Marra "Une constellation de phénomènes vitaux" (JC Lattès).
Quand Ramzan avait l’impression d’être un criminel, il se souvenait qu’un pays sans loi était un pays sans crime.
Elle sourit. Un grand sourire qui dévoilait la ligne blanche de ses dents. Douze ans plus tôt, ces incisives émerveillaient le dentiste de la ville, un jeune homme pour lequel les bouches des jeunes femmes étaient l'objet de tous ses fantasmes ; mais le dentiste était mort puceau, quand un obus de mortier à la trajectoire hasardeuse avait atterri dans son cabinet, l'emmenant au Paradis dans un panache gris.
Le temps n'allait plus vers l'avant. Les grandes horloges aux façades des immeubles de bureaux se mirent à confondre heures et minutes. Elles donnaient des dates de juin en novembre, des prédictions météorologiques estivales en décembre. Doudaiev changea l'heure nationale, dans un acte de résistance contre la Russie. Ses supporters retardèrent leurs montres d'une heure, mais les autres gardèrent le fuseau horaire de Moscou, si bien que plus personne ne savait l'heure qu'il était.
Au petit matin, l'après-midi, chaque fois que les nuages se dissipent, quand l'héroïne s'écoule dans le sang et qu'on ne sait plus son nom, on va à la fenêtre coudre l'éternité du ciel avec les épingles des rétines.
Le visage de Havaa se creusa de résignation. Il y avait longtemps, Sonja avait elle aussi connu ça ; elle se souvenait de ce qu'on ressentait à force de s'entendre dire qu'on n'était pas plus brillante que le plus benêt des hommes, pas plus forte que le plus faible des garçons. Avec toutes ces idées qu'on vous mettait dans la tête, l'option "soumission" était le seul choix possible. Sonja s'assit sur le lit à côté de la fillette. Oui, elle se souvenait de ce qu'on ressentait alors, et elle fut pleine d'empathie.
Tout le monde ici est artiste, dit-elle en secouant la tête. Si les Tchétchènes passaient plus de temps à se battre et moins à dessiner, ils pourraient gagner une guerre de temps en temps.
Nous ne savons rien des choses sinon les mots pour les décrire.
- Parler ne sert à rien, répliqua-t-elle.
Heureusement que Natasha n'était pas là pour l'entendre dire ça.
- Dokka a disparu une fois, et il est revenu. Sans ses doigts, mais il est revenu. J'espère encore que ce sera le cas.
C'est ça le plus dur du chemin, aurait-elle pu lui répondre, le temps qu'il faut pour que la douleur s'érode et devienne un mal supportable. Mais Akhmed et la fillette parvenaient à plaisanter avec une légèreté que Sonja n'avait jamais trouvée, même un an après la disparition de Natasha. Et cette force de joie chez ces deux-là la troublait.
"-Moi je me souviens qu'un jour, à mon anniversaire, quand j'étais petite, je suis entrée dans la cuisine et j'ai vu une énorme caisse sur la table.J'étais tellement heureuse. Je n'arrivait pas à imaginer quel cadeau merveilleux pouvait se trouver dans cette chose énorme.
-Et c'était quoi?
-Un cercueil.Ma tante était dedans."
À cet instant capital du 26 décembre 1991, quand il vit tomber le drapeau rouge de l’Union soviétique — la fin d’un empire qui couvrait onze fuseaux horaires, de la mer du Japon aux côtes de la Baltique, regroupant plus de vents ethnies et deux cents langues ; la fin de cette entité collective dont la sécurité avait réclamée sacrifice de millions d’individus, avec cette stupidité slave qui exigeait la déportation de tout le peuple de Khassan, la fin de ce mirage utopique concocté par des hommes cruels qui se souciaient davantage de leur moustache que de leur intégrité, la fin de ce système cauchemardesque qui lui disait ce qu’il devait penser, dire ou être, qui croire, qui aimer, qui désirer ou haïr.
(JC Lattès, p.99)