Catherine Poulain - L'ombre d'un grand oiseau
Au fond, les mots sont semblables aux bêtes. Ils mènent leur propre vie, suivent leur propre fil. D’eux ne me restent que des coquilles creuses, mues desséchées, gangue trop étroite que ce sens dans lequel je voulais les enfermer. N’ai-je pourtant pas appris enfant que posséder était tuer ? Vouloir leur insuffler ma vie, les ranger dans un ordre qui serait le mien, n’est-ce pas déjà me les approprier ? Les mots ne sont que des mots, passagers, volatils, fluctuants, semblables aux marées, puissants comme le tonnerre parfois. Rien ne peut les retenir captifs. Seul reste leur chant, le bruit de leurs ailes lorsqu’ils rejoignent le vent, dans ce grand pays plat qui pourrait s’appeler solitudes ou silences.
"_Tout court Lili, tout avance. L'océan, les montagnes, la Terre quand tu marches...Quand tu la parcours, elle semble avancer avec roi et le monde se déroule d'une vallée à l'autre, les montagnes, puis les ravins où l'eau déboule et s'en va vers le fleuve qui court vers la mer. Tout est dans la course Lili. Les étoiles aussi, la nuit et le jour, la lumière, tout court et nous on fait pareil. Autrement on est morts."
Une femme qui pêche va se fatiguer autant qu'un homme, mais il va lui falloir trouver une autre manière de faire ce que les hommes font avec la seule force de leurs biscoteaux, sans forcément réfléchir, tourner ça différemment, faire davantage marcher son cerveau. Quand l'homme sera brûlé de fatigue elle sera encore capable de tenir longtemps, et de penser surtout.
Il faudrait toujours être en route pour l'Alaska. Mais y arriver à quoi bon. J'ai fait mon sac. C'est la nuit. Un jour je quitte Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, c'est février, les bars ne désemplissent pas, la fumée et la bière, je pars, le bout du monde, sur la Grande Bleue, vers le cristal et le péril, je pars.
Je ne veux plus mourir d'ennui, de bière, d'une balle perdue. De malheur. Je pars. Tu es folle. Ils se moquent. Ils se moquent toujours - toute seule sur des bateaux avec des hordes d'hommes, tu es folle… Ils rient.
Riez. Riez. Buvez. Défoncez-vous. Mourez si vous voulez. Pas moi. Je pars pêcher en Alaska. Salut.
Je suis partie.
J’ai rêvé de camps et leurs barbelés, d’un halo de miradors, uniques phares dans la nuit glacée, de peuples qui avancent sous un ciel de cendre, fuyant les décombres d’un horizon ensanglanté. L’innommable. L’épouvante et le non-retour. J’ai rêvé de feu, Alep, Kaboul, Mogadiscio, Gaza… Ravages. J’ai rêvé d’autres enfermements dont le corps en était les murs, maladie, folie. Forteresse. Pas d’issue. Oiseaux englués dans la marée putride. Et les images tournaient en boucle, à l’infini, éternel recommencement. Je me lève. Lumière blanche, ciel bas. Quand les rêves de la nuit deviennent plus prégnants que la réalité du jour. Il pleut.
Le sauvage doit rester sauvage m’apprend-on dès le début, ne tente jamais de l’apprivoiser. Le dénaturant, tu détruirais son essence et par-là sa raison d’être.
On ne cessera de me le répéter.
- Tu me prendras pour aller pêcher le crabe ?
- Ça va être très dur. Le froid, le manque de sommeil, travailler vingt heures par jours très souvent... Dangereux aussi. Les coups de gros temps avec les creux de vingt ou trente mètre, le brouillard qui fausse jusqu'aux radars et alors le risque de se prendre un rocher, un bloc de glace ou un autre bateau... Mais je pense que tu vas y arriver. Et même que tu vas aimer ça terriblement, aimer ça à accepter le risque d'en mourir.
- Oh oui, je murmure.
Elle aime toutes les bêtes, maman. Faut bien ça pour avoir pondu cinq poulettes, minettes, demi-tigresses, agnelles aussi, et parfois même mésanges.
Il faudrait toujours être en route pour l'Alaska. Mais y arriver à quoi bon. J'ai fait mon sac. C'est la nuit. Un jour je quitte Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, c'est février, les bars ne désemplissent pas, la fumée et la bière, je pars, le bout du monde, sur la Grande Bleue, vers le cristal et le péril, je pars. Je ne veux plus mourir d'ennui, de bière, d'une balle perdue. De malheur. Je pars. Tu es folle. Ils se moquent. ils se moquent toujours - toute seule sur des bateaux avec des hordes d'hommes, tu es folle... Ils rient.
Riez. Riez. Buvez. Défoncez-vous. Mourez si vous voulez. Pas moi. Je pars pêcher en Alaska. Salut.
Je suis partie.
Ma côte me fait mal. J’ai froid. Je voudrais rentrer à Kodiak. Joey m’horrifie, il était doux hier, il me parlait des bêtes et des bois, il disait tristement : Moi le négro d’Indien, le voilà devenu barbare. Il faut tuer au plus rapide. Le temps est de l’argent, les poissons des dollars, et quand paraît une étoile de mer, souvent plus grosse que mes deux mains réunies, qu’elle retombe flasque sur le plan de travail, accrochée à l’hameçon qu’elle suce avidement, il l’envoie s’écraser contre un montant d’acier.
Quelquefois encore, des petits poissons de roche sont broyés dans la poulie, ou déchiquetés contre les gardes de métal entre lesquelles passe la ligne. Je relance à la mer ceux qui arrivent à ma portée d’un geste furtif et dérisoire que j’essaye de cacher aux autres, mes hommes, mes miens, des tueurs au long cours – des mercenaires, ces barbares qui me font peur, devenus bêtes à éventrer dans la vaste boucherie, le fracas des moteurs, le déchaînement de l’océan. P119