Le jury de la 16e édition du Prix Orange du Livre, sous la présidence de l'écrivain et académicien Jean-Christophe Rufin., a choisi les 5 finalistes de cette édition.
Amina Damerdji, Bientôt les vivants, Gallimard
Sophie Divry, Fantastique histoire d'amour, Seuil
Marianne Jaeglé, L'Ami du Prince, L'Arpenteur
Kiyémis, Et, refleurir, Philippe Rey
Gaëlle Obiégly, Sans valeur, Bayard
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Je n'achète que des vêtements de seconde main ou bien je mets des choses qu'on me donne. Selon la même évolution qu'avec le papier puisque, dans ma jeunesse, j'achetais mes vêtements aux puces par manque d'argent, par dandysme aussi, et désormais par responsabilité écologique.
À part mon téléphone, je ne transportais rien. Il faut le préciser parce qu'il est rare que je me déleste de mon fardeau. Depuis ma naissance, je porte un sac sur mon dos.
J'étais dans ce magasin de vaisselle ouvert le dimanche. Je faisais la queue pour payer un saladier et j'aperçois à travers les fins cheveux de la cliente qui me précède une excroissance de chair. Une boule énorme sur le côté droit de sa tête. C'était une chose velue et rose. Je me suis dit qu'une telle disgrâce m'aurait été utile pour entrer dans les ordres. Si je l'ai envisagé pendant l'adolescence, le besoin de séduire et de sexe m'en a fait abandonner le projet. J'ai manqué de caractère. Car ce qui est beau dans cet engagement-là, c'est de renoncer à ce qui est essentiel pour soi. Je n'ai pas été capable de ce sacrifice. Une excroissance de chair rose venue dans la nuit, une grosseur et des poils qui m'auraient défigurée, un tel miracle m'aurait permis d'avoir une vocation. Au lieu de ça, j'exploite mon égotisme.
Peu avant son hospitalisation, Yvette était en train de préparer le repas, elle a suspendu son geste et elle m'a dit : mon rêve, c'est foutu.
Le Parisien était déplié sur la table de la cuisine, j'étais dans les mots fléchés.
- Allons, bon, ton rêve, c'est quoi ?
- D'aller à Tahiti. "
Elle n'a plus jamais vraiment vécu une fois qu'elle a compris que son rêve, c'était foutu.
- Tu crois que tu n'iras jamais ?
- Penses-tu, comment j'irais ?
- Il faudrait que je t'y emmène.
- Qu'est-ce que ça me plairait ! On ne ferait rien. On regarderait les fleurs.
Elle repose dans ce poème turquoise. Ce sont ses dernières phrases :
" Mon amour, je ne sais pas le dire
Tu m'abandonneras
La main de Dieu est sur moi et tu ne peux pas me défendre
Qu'est-ce qu'on fait ? "
Ses phrases font un poème. Ce que j'appelle un poème, c'est un entrelacs sacré, une parole qui procure une émotion mystérieuse, une parole qui vient en toi, qui fait trembler la peau.
On se fait soi-même, avec l'aide des autres, chaque jour on recommence. Et la nuit nous défait.
Chaque phrase est une facette taillée dans une pierre informe. À la fin, on n’en saura pas plus sur la pierre.
Regarde comme la fée Séverine a chaud ce soir. Elle a de la chaleur plein son cœur…
(p. 45)
La pensée c'est inclassable, c'est imparfait, autonome, ça n'entre pas dans un genre.
J’ai montré à ma mère "Lac" de Boris Achour. Je lui ai demandé ce que ça lui évoquait et si elle trouvait ça beau. Ma mère m’a dit : ça me rappelle un miroir entouré d’ampoules, tu sais, comme on en voit dans les loges d’artistes... C’est la première image qui lui est venue, à ma mère face à cette œuvre. Je lui ai demandé si elle avait pensé à un lac. Ma mère m’a dit : ce n’est pas la première image qui me vient à l’esprit mais, oui, pourquoi pas.
Moi, c’est l’inverse. J’ai vu d’abord le lac. Le concept de lac et en même temps un lac particulier. Puis, longtemps après, j'ai vu l'objet. Qui m’évoque une table en Formica et un miroir entouré d’ampoules. Je trouve ça beau.
Ma mère perçoit d’abord la réalité matérielle. Moi, d’abord le mot. Je vois à travers le mot. Le mot me fait traverser la réalité. C’est bien ce qui m’intéressait ici, face à cette œuvre.
Je crois que l'artiste s’est un jour trouvé au bord d’un lac, au cœur d’un paysage. Il s’est dit qu’il allait emporter ça, ce moment paisible de son existence, qu’il allait le garder le plus longtemps possible. [...]
Grâce à la mémoire, on transporte l’espace et le temps dans un autre espace et un autre temps. Grâce au langage, on remplace une chose par un mot. Grâce à nos mains, on transforme l’intangible, c’est-à-dire ce qui nous
occupe en pensée, on transforme l'intangible en objets concrets. Un lac
auquel tu penses, il devient ce lac concret, ce lac qui est dur et
bien défini. Archi-matériel et pourtant d’essence poétique.
Le journal a une pureté qui procède de l’impureté. Il n’y a pas de sujet noble ni de dérisoire dans un journal intime, n’importe quoi peut être livré aux pages du cahier. Il le faut. Tenir une main courante prend du temps mais cela permet aussi d’en conserver l’esprit ; l’esprit du temps. C’est important de déposer les réflexions et les faits, parce que sinon tout s’évapore. Il ne reste rien d’il y a trois jours. Si j’écris chaque jour ce que j’ai vu, en regardant simplement autour de moi, en saisissant ce qui se passe, c’est parce que je sais que tout s’évapore. Si j’écris ce qui se passe en moi quand je regarde une image fixe, un tableau, un film, c’est parce que je sais que mes impressions vont se désintégrer. Mon esprit est plein de déchets. Ce sont les résidus de pensées nées dans la solitude ou dans une conversation. Un peu comme dans notre galaxie où gravitent des millions de déchets. Dans l’infiniment grand, cela représente un problème de sécurité. Tandis qu’à mon échelle, c’est bénin. Inoffensif, mon journal est dur, pourtant. Dur et pas beau. Mais nous n’avons pas à nous demander si c’est laid ou si c’est beau, à vrai dire. Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui a de la vie est supérieur à ces deux notions de laid et de beau. Pour moi, c’est le seul critère en matière d’art. Et ce qui a de la vie ne cherche pas à devenir une œuvre d’art, cela advient. Ou pas.