Les lettres que je ne vous ai jamais envoyées - Latie Gétigney
Mlle de Crainville n'avait rien de la petite orpheline qu'elle avait imaginée. Elle était très belle, presque trop. Mais sa beauté n'avait rien de naturel. La poudre recouvrait le moindre centimètre carré de son visage. Ses robes tombaient en lourds taffetas sombre, et elle portait de nombreux bijoux. Elle était comme ces jardins français, où rien ne poussait au hasard , où pas une feuille ne dépassait de l'architecture géométrique du paysage.
Amusé, Henry Clenneth avait pris le bras d'Amy et l'escorta, impassible, à travers les vastes couloirs, avant de s'effacer devant la porte de la bibliothèque pour la laisser entrer. Amy resta bouche bée devant l'immensité du lieu. Jamais encore elle n'avait vu une pièce pareille. Des mètres de rayonnages recouvraient les murs du plancher jusqu'au plafond. On avait même ajouté de majestueuses étagères de chêne au milieu de la pièce pour contenir encore davantage d'ouvrages. De gros fauteuils capitonnés de velours vert encadraient les baies vitrées.
Le souper achevé, tandis que Lisa jouait un air au piano, l'amusement d'Amy ne cessa de croître devant les efforts de Mr Bridgestone. Il s'était approché d'Abigail, assise près de la cheminée et discutait maintenant avec animation. A n'en pas douter, leur rougissement subtil ne devait rien à la chaleur de l'âtre.
Les épreuves nous font grandir. C'est grâce à elles que nous révélons la meilleure partie de nous-mêmes, répondit-elle sans le regarder, la tête toujours enfouie dans son gilet.
...il en est des hommes comme des tableaux. On a beau vous les décrire avec le plus grand souci de précision, leur effet demeure nul tant que vous n’avez pas pu en apprécier la qualité par vous-même. Ce n’est qu’une fois devant la toile que vous pouvez juger des ressentis de vos amis et formuler vos propres sentiments. Du reste, la plupart du temps, vos proches ont tant enjolivé les choses, que vous vous trouvez toute désappointée devant l’œuvre finale.
La foi chrétienne a eu ses martyres, voilà que les révolutions ont les leurs, et que des frères de croyances s’entre-tuent. Mourir pour la liberté est une chose, mais une frontière vaut-elle autant de veuves et d’orphelins, autant de pillages et d’exactions ? Pourquoi les hommes ressentent-ils le besoin d’écraser le faible, d’opprimer l’affamé ? Pourquoi veulent-ils posséder plus que ce dont ils ont besoin ? Pourquoi chaque mois annonce-t-il une nouvelle guerre ? Bien que le monde soit en train de se transformer profondément, la violence, elle, perdure. Je souffre de ne trouver aucune explication à ces tumultes chez les penseurs que nous affectionnons tous deux. J’aimerais tant que vous puissiez m’éclairer de votre opinion. Hobbes a-t-il raison ? L’Homme est-il violent par nature, « un loup pour l’Homme » ? Ou bien est-il bon et perverti par la société et la propriété, comme le disait Rousseau ? Sommes-nous véritablement libres de choisir entre le bien et le mal ? Après tout, si Dieu a créé l’Homme à son image, il lui a ensuite laissé le choix de sa vie, et confié la Terre. N’est-ce donc pas plutôt nos décisions qui nous rendent mauvais ?
La Révolution des Français a modifié notre vision du futur. Il me semble que nos ancêtres le concevaient comme sûr, déterminé et routinier. C’était, en somme, la répétition du passé, tandis qu’aujourd’hui, nous ne savons plus de quoi demain sera fait ! Mais cela signifie aussi que le meilleur peut advenir.
Margaret Clenneth n’était guère plus disponible. Elle passait le plus clair de son temps en compagnie de Mr Matheson qui l’enrôlait pour jouer aux cartes ou danser la contredanse, quand elle-même ne le mobilisait pas pour lui donner la réplique dans les pièces de théâtre qu’elle affectionnait tant. La bâtisse du XIIIe siècle se prêtait particulièrement aux reconstitutions des grands classiques dramatiques ou comiques anglais. Cernées par de profondes douves, deux larges tours à créneaux encadraient une cour qui n’avait pas bougé depuis des siècles.
D’ailleurs, Mr Matheson, se sentant probablement l’âme d’un Orsino ou d’un Roméo shakespearien, poussa la perfection à faire coudre des costumes de théâtre. Ses convives purent ainsi donner une représentation vêtus de pourpoints, de fraises, de chausses et de toques bouffantes.
« Miss Amy, j’ai compris que vous n’aviez plus de toilettes, suite à ce dramatique épisode. Je vous prêterais bien une ou deux robes. Cependant je crains que vous ne puissiez supporter l’étroitesse du patron. De plus, elles vous paraîtront sans doute trop élaborées
. Ce n’est guère ce qui se porte dans la petite société anglaise.
« Miss Amy ! Comment ! Vous ne jouez pas de piano ! N’avez-vous jamais pris le temps de vous perfectionner ? »
« A ce rythme-là, Miss Amy, vous serez toujours célibataire quand on vous mettra en tombe. »
- Les Anglaises manquent parfois terriblement de caractères, fit encore remarquer Marie-Clotilde
C’était la pique de trop. Ulcérée, Amy finit par perdre patience cette fois-ci.
- Il n’est pas difficile pour elles d’afficher moins d’arrogance que les Françaises ! répliqua-t-elle.
Son oncle lui avait décrit un jour l’œuvre d’un peintre flamand, Pieter Bruegel. Il avait peint le Dénombrement de Bethléem, qui représentait la Vierge Marie enveloppée dans un châle sur son âne, saint Joseph menant la bête à ses côtés. Un tableau qui n’était pas si différent de leur propre trio.