Le 1.10.2022, Hubert Prolongeau présentait Actes relatifs à la mort de Raymond Roussel de Leonardo Sciascia dans Mauvais Genres (France Culture).
La Sicile, son coeur
Comme Chagall, je voudrais saisir cette terre
dans l’œil immobile du bœuf.
Non pas un lent carrousel d’images,
un halo de nostalgies : rien
que ces nuages caillés,
les corbeaux en chute lente ;
et les éteules grillés, les rares arbres
gravés comme en filigrane.
Un myope miroir de peine, un lourd destin
de pluies : si loin est l’été
qui étendit ici sa chaude nudité
écailleux de lumière — et si différente
l’annonce de l’automne,
sans les voix de la vendange.
Le silence est vorace sur les choses.
Il se fêle, si la flûte de roseau
tente la veine d’un son : et diffuse une peur obscure.
Les anciens ne rirent pas sous cette lumière
étranglée par les nuages, qui pleure
sur les prés épuisés, sur les âpres grèves,
dans l’œil boueux des sources ;
les nymphes poursuivies
ici ne se cachèrent pas aux dieux ; les arbres
n’offrirent point de fruits aux héros.
Ici la Sicile écoute sa vie.
in la revue L’arc n°77, 1979.
Traduction par Jean-Noël Schifano
La Sicilia, il suo cuore
Come Chagall, vorrei cogliere questa terra
dentro l’immobile occhio del bue.
Non un lento carosello di immagini,
una raggiera di nostalgie : soltanto
queste nuvole accagliate,
i corvi che discendono lenti ;
e le stoppie bruciate, i radi alberi
che s’incidono come filigrane.
Un miope specchio di pena, un greve destino
di piogge : tanto lontana è l’estate
che qui distese la sua calda nudità
squamosa di luce — e tanto diverso
l’annuncio dell’autunno,
senza le voci della vendemmia.
Il silenzio è vorace sulle cose.
S’incrina, se il flauto di canna
tenta vena di suono : e una fonda paura dirama.
Gli antichi a questa luce non risero,
strozzata dalle nuvole, che geme
sui prati stenti, sui greti aspri,
nell’occhio melmoso delle fonti ;
le ninfe inseguite
qui non si nascosero agli dèi ; gli alberi
non nutrirono frutti agli eroi.
Qui la Sicilia ascolta la sua vita.
in La Sicilia, il suo cuore, Bardi éditeur, Rome, 1952
Voyez-vous, croire que le Christ ait voulu arrêter le mal est l'erreur la plus ancienne et la plus répandue du monde chrétien. « Dieu n'existe pas, donc rien ne nous est permis. » Cette parole énorme, nul n'a jamais tenté d'en renverser le sens : opération simple, banale, évidente. « Dieu existe, donc tout est permis. » Personne, dis-je, sauf le Christ. Et c'est cela le christianisme, dans son essence véritable : que tout nous est permis. Le crime, la douleur, la mort : vous croyez qu'ils seraient possibles, si Dieu n'existait pas ?
C'est une chose tellement simple, de faire l'amour... Et puis c'est ça l'amour : il n'y en a pas d'autre, entre un homme et une femme... C'est comme d'avoir soif et de boire. Il n'y a rien de plus simple que d'avoir soif et de boire ; que la satisfaction de boire et d'avoir bu ; de n'avoir plus soif. Tout ce qu'il y a de simple. Mais songez, si l'homme avait accordé à l'eau, à la soif, à la boisson (par effet d'un ordre différent de la création et de l'évolution), tout le sentiment, la pensée, les rites, les légitimations et les interdits qu'il a accordés à l'amour : il n'y aurait rien de plus extraordinaire, de plus prodigieux que de boire quand on a soif...
C'est un homme si froid ; j'ai l'impression qu'il n'existe que de profil, comme sur les pièces de monnaie.
- Votre enfance, elle a été comment ? Heureuse, malheureuse ? J'espère pour vous qu'elle a été malheureuse, car les enfances heureuses engendrent l'ennui, la tristesse, l'iniquité...
Et la peine de mort ? Mais la peine de mort n'a rien à voir avec la loi : c'est une façon de se consacrer au crime, de consacrer le crime. À la majorité, une collectivité dira toujours qu'elle est nécessaire : précisément parce qu'elle est une consécration. Le sacré, quoi que ce soit qui touche au sacré... Le fond obscur de l'être, de l'existence.
Ce n'était plus, ou plus seulement, un ermitage, mais un hôtel : laid, à coup sûr, il le reconnaissait : mais que peut-on faire aujourd'hui, avec ces architectes ?... Présomptueux, fanatiques, inapprochables... Pas de comparaison, et de loin, avec les maîtres maçons d'autrefois... La laideur, en tout cas, ce n'était pas sa faute ; le confort, un peu grâce à lui... Les architectes ! Les deux grandes impostures de notre temps : l'architecture et la sociologie.
Le matin était d'une luminosité vitreuse, gelée, et qui lançait des aiguillons glacés dans les os, dans les articulations. Mais ces douleurs excentriques, périphériques, avaient le pouvoir d'atténuer la douleur centrale, immense. Du moins lui en donnaient-elles l'illusion.
Quand il levait les yeux de ses papiers, ou mieux, quand il reposait sa tête sur le bord du haut et dur dossier de son siège, il la voyait distinctement, dans chacun de ses détails, dans le moindre trait, comme si son regard acquérait quelque chose de subtil et d'aigu et que le dessin renaissait dans toute la précision et la méticulosité avec lesquelles, en l'an 1513, Albrecht Dürer l'avait gravé.
(Incipit)
Un de ces jours je ferai une exposition de toiles portant ma seule signature, à vendre à des prix plutôt élevés ; et au marchand, je suggérerai ce slogan : " Faites-le vous-même, un grand peintre les a déjà signées pour vous. "