Le sommeil des Français se dégrade depuis plusieurs années, et cela ne va pas en s'arrangeant. En moyenne, nous ne dormirions que 6 h 58 par nuit et serions un dixième à prendre régulièrement des médicaments pour combattre les insomnies. Comment réapprendre à bien dormir ?
Pour en parler, Guillaume Erner reçoit :
Isabelle Arnulf, neurologue, directrice de l'unité des pathologies du sommeil de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et chercheuse à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière
Lionel Naccache, neurologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière et chercheur en neurosciences à l'Institut du Cerveau et professeur à Sorbonne Université.
Visuel de la vignette : La méridienne, Vincent van Gogh - VCG Wilson / Getty
#neuroscience #santé #sommeil
_________
Découvrez tous les invités des Matins dans "France Culture va plus loin" https://www.youtube.com/playlist?list=PLKpTasoeXDroMCMte_GTmH-UaRvUg6aXj ou sur le site https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins
Suivez France Culture sur :
Facebook : https://fr-fr.facebook.com/franceculture
Twitter : https://twitter.com/franceculture
Instagram : https://www.instagram.com/franceculture
TikTok : https://www.tiktok.com/@franceculture
Twitch : https://www.twitch.tv/franceculture
+ Lire la suite
J’ai consacré un essai intitulé Le Chant du signe à cette psychopathologie de nos interprétations quotidiennes. Je n’en livrerai ici qu’un seul exemple, raconté par Nancy Huston dans L’Espèce fabulatrice, lorsque, ouvrant la porte d’un ascenseur, elle y découvre une femme accroupie qu’elle commence par interpréter comme étant une enfant, puis une femme en train de déféquer ou de sortir d’un trou, avant de converger sur l’interprétation correcte : cette femme accroupie fouille dans son sac à main, certainement à la recherche de son trousseau de clés. L’ensemble de cette séquence mentale dure moins de deux secondes. Cette microscène de son cinéma intérieur illustre le jaillissement d’une première interprétation qui va s’avérer erronée (une enfant), et qui n’est rien d’autre que le fruit de la mécanique interprétative inconsciente, irrépressible et immédiate que nous évoquions plus haut. Ce n’est qu’une fois consciente de cette interprétation que Nancy Huston peut rapidement prendre en compte d’autres informations qui n’ont pas été intégrées à la première analyse inconsciente de la scène. Ces informations supplémentaires, telles que les traits précis d’un visage de femme adulte ou son aspect vestimentaire détaillé incompatible avec celui d’une enfant, la conduisent ainsi à récuser cet élément du scénario de son film intérieur, et à exiger dans l’instant une version corrigée plus satisfaisante. Une seconde interprétation surgit alors sur son écran subjectif (une femme accroupie qui défèque), pour être à son tour discréditée – toujours consciemment – par l’auteure qui mobilise très probablement cette fois en quelques dixièmes de seconde d’autres connaissances sémantiques et sociales qui n’ont pas été prises en considération par l’équipe de scénaristes inconscients fulgurants dont le périmètre de connaissances est fort limité : la plausibilité de découvrir une femme adulte, éduquée et apparemment bien portante en train de déféquer durant le court trajet d’une descente d’ascenseur d’un immeuble de quatre étages semble infime, sinon impossible. Une troisième et dernière tentative, enfin, est couronnée de succès (une femme accroupie qui fouille dans son sac) et emporte la conviction de Nancy Huston qui repart avec cette interprétation subjective de la scène vécue, et qui ne cherche plus à la comprendre différemment.
Cette coexistence de nos cinémas intérieurs respectifs est également une voie de tolérance : prendre conscience de la manière dont nous nous percevons et dont nous percevons le monde conduit à comprendre plus facilement que les autres le perçoivent autrement que nous, et se perçoivent autrement que nous les percevons. Nécessairement autrement. Coexister autrement que par l’exercice de la violence, de la duperie ou de la manipulation exige de prendre acte de cette indépassable différence de perception.
Enfin, se familiariser avec le cinéma intérieur devrait aider un certain nombre de nos contemporains à ne plus se conduire comme des gougnafiers. Chacun d’entre nous est, avons-nous posé, le personnage principal de son propre film, mais, pour si précieux que ce film subjectif puisse être, il ne doit pas conduire à oublier que chacun de nos semblables est à son tour le premier rôle de son propre film. Lui, et non pas moi ! Le héros que chacun de nous est dans son propre film peut emprunter à une multitude de registres : héros magnifié et célébré versus antihéros ou héros autodéprécié, héros automéprisé ou ignoré de soi, voire héros qui considère comme un héros la représentation qu’il se fait d’un autre que lui… mais, chaque fois, il s’agit bien du personnage principal du film en question. Chacun est le héros de son cinéma intérieur, et nous ne sommes jamais le héros du film de nos congénères. L’oubli, l’ignorance ou la non-prise en compte agressive et méprisante de ce principe portent plusieurs noms : stupidité, bêtise, égoïsme, arrogance, méchanceté, logique de surhomme et de sous-homme ou d’Untermensch…
Sans même exclure qu’une certaine ontologie du mal puisse en être dérivée.
(p. 59-60)
Au niveau du microcosme qui est le cerveau humain, les crises d'épilepsie se caractérisent par deux grandes catégories de symptômes que l'on qualifie respectivement de négatifs et de positifs. Les signes négatifs sont de loin les plus délétères pour le patient,, et correspondent à tous les déficits neurologiques qui peuvent être provoqués : suspension du langage, cécité partielle, désorientation dans le temps de dans l'espace, amnésie, altérations motrices et sensorielles diverses, etc. Le plus important d'entre tous ces symptômes négatifs, et celui qui retiendra ici notre attention du fait de sa gravité et de son omniprésence dès lors que la crise d'épilepsie s'étend à de nombreuses régions cérébrales, n'est autre que la perte de conscience. Ainsi, en vertu de notre raisonnement analogique, serions-nous conduits à imaginer que le "voyage immobile" macrocosmique traduirait une perte de conscience épileptique des sociétés humaines contemporaines hyperconnectées et mondialisées ?
(p. 46)
Nous sommes les interprètes du réel et non ses prote-voix, tant le patient souffrant du délire des sosies que chacun d'entre nous dans l'appréhension conscient de ce qui nous arrive.
C’est d’ailleurs tout le génie de la signalétique que d’inventer des signes susceptibles de faire coïncider presque automatiquement toutes les interprétations qu’ils suscitent vers un contenu mental unique. Un peu comme un conteur qui faire naître simultanément une même émotion dans l’esprit de chacun de ses auditeurs. Le signe parfait et le conteur génial exercent ainsi tous deux une certaine forme de tyrannie sur la scène de notre vie mentale.
La réponse tient en une phrase qui constitue le cœur de ce que nous avons qualifié de grande illusion de notre cinéma intérieur : à chaque instant, nous inventons, à notre insu, de quoi est constitué l’ensemble de ce qui est face à nous sur la base de ce dont nous avons effectivement pris conscience et sur celle de nos connaissances. Nous inventons ce dont nous n’avons pas conscience, nous en prenons conscience et croyons ainsi tout voir.
Comme l'énonce Jean-Pierre Winter à ce sujet, "lorsqu'on parle, on est d'emblée confronté au fait qu'on ne peut jamais savoir ce que l'autre comprend de ce que l'on est en train de dire, et ce, quand bien même on parlerait la même langue que lui. Parler la même langue sera toujours parler deux langues différentes. Ce n'est pas une punition, c'est la structure même du langage. "
Comme l'énonce Jean-Pierre Winter à ce sujet, "lorsqu'on parle, on est d'emblée confronté au fait qu'on ne peut jamais savoir ce que l'autre comprend de ce que l'on est en train de dire, et ce, quand bien même on parlerait la même langue que lui. Parler la même langue sera toujours parler deux langues différentes. Ce n'est pas une punition, c'est la structure même du langage.
Cette idée était déjà présente chez Nietzche dans " La Naissance de la tragédie" (Nietzche [1872], 1986) lorsqu'il écrivait : " La connaissance tue l'action ; pour agir ; il faut être enveloppé du voile de l'illusion. [...] Ce n'est pas la réflexion, non, c'est la connaissance vraie, la vue exacte de l'effroyable réalité qui l'emporte sur tous les motifs d'action [...].
Plutôt que de lancer un "Dis donc, tu dissones à plein tube, toi !" qui ne serait pas forcément très apprécié, rappelez vous qu'on ne dissone pas pour des prunes ; il en va du maintien de notre cohérence subjective, mais aussi de l'exploration d'une gamme de possibles qui ne s'offrent qu'en prenant le risque de faire quelques fausses notes.