"Comme beaucoup de monde, la présence des livres a quelque chose de rassurant, d'agréable. On se dit que, quoi qu'il arrive, on pourra toujours rentrer, faire un thé et lire un livre."
Juliana Bitton, Nell Bucher et Augustine Caille sont parties à la rencontre de Nina Leger, autrice d'"Antipolis" (Prix Écrire la ville 2022). Nina Leger est également l'une des autrices au programme de la rentrée littéraire Gallimard 2024 avec "Mémoires sauvées de l'eau", roman à paraître le 22 août prochain.
Ce film a été réalisé en partenariat avec le Master Scénario, Réalisation, Production de l'École des Arts de la Sorbonne Université Paris 1.
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Notre histoire est celle d'une terreur recouverte de honte sur laquelle on a mis de l'indifférence sur laquelle on a mis de l'oubli. On devait disparaître, voilà ce qui était attendu de nous, qu'on disparaisse de tout et tout le temps, qu'on disparaisse de la mémoire, qu'on s'efface de l'histoire, qu'on s'efface des lieux, que nos maisons soient cachées derrière les arbres, que nos gestes soient petits quand les vôtres étaient grands, qu'on se fonde dans le paysage et qu'on n'y fonde rien, c'était ça notre peine, disparaître, et on devait l'exécuter nous-même.
Alors si on lutte aujourd'hui, ce n'est pas pour conserver, c'est vous qui conservez en construisant, vous qui perpétuez. Nous, on déblaye les couches de l'oubli et d'indifférence pour arriver jusqu'à la couche de honte pour enfin atteindre celle de terreur. Vous n'avez pas idée du travail que ça demande.
page 151
Ce que je veux dire, c'est que les médecins posent mal le problème, ils oublient ce que la science a pourtant découvert, et qui est aussi une affaire de grammaire: la relativité. Ils disent que ce n'est pas bon, mais tout dépend du référentiel. Si la vie est le référentiel, bien entendu, ce n'est pas bon, mais si on considère qu'à mon âge le référentiel s'est modifié, que ce n'est plus la vie, mais la mort, alors les médecins devraient considérer que tout va bien, qu'on est sur la bonne voie et que ma mort ne sera pas un raté, pas une défaite pour la médecine ou pour moi, mais le terme qu'il fallait atteindre en s'y prenant le mieux possible, au moment le plus juste.
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Personne ne veut raconter l'histoire des harkis, ni ceux qui' l'ont vécue, ni sont qui l'ont causée, et pourtant tout le monde se plaint de l'avoir trop entendue, tout le monde juge qu'elle prend trop de place et qu'il faut tourner la page. Mais on ne tourne pas une page restée blanche.
Par habitude, elle croyait qu'un "Ne pas déranger" avait été suspendu à la poignée et la rendait invulnérable. Elle s'imaginait retranchée, se figurait des doubles tours protecteurs et concevait la chambre comme un vase hermétiquement clos que ne menaçait aucune irruption extérieure.
Elle s'est confiée à des amis. Passé les premiers étonnements, les "raconte" encourageants et les regards brûlant à la flamme de détails à éclaircir, aucun n'a résisté à la tentation du diagnostic : voix qui reprend les faits par le menu, qui claque l'énoncé des articles de lois afférents, et s'ouvre plus encore, s'évase, roule de tambours quand elle se précipite vers le verdict - plaisir du jugement.
Il n'y a rien, il y aurait tout : une histoire qui commence ainsi oublie davantage qu'elle ne se souvient, elle passe sous silence les voix distinctes, les visions distinctes, les innombrables versions de la réalité sans lesquelles un récit n'est que le fantasme d'un monde au garde-à-vous.
Professeur à la Sorbonne, elle serait prétexte à décrire les monts et les vaux du quartier Latin, la vie de café, les lourdes portes qu'on pousse sur de studieuses bibliothèques, l'être-là prestigieux et central du professeur en son amphithéâtre.
Retour à la maison, un froid métallique dehors, je m'installe à ma table, allume l'ordinateur, branche le câble, fais glisser le fichier son et enclenche la lecture. Mon pas mal assuré, ma respiration, l'enregistreur qui heurte la rampe, les dernières marches, le choc et pom pom... pom pom... C'est troublant. J'hésite ; j'écoute à nouveau l'enregistrement d'hier. Pom pom... pom pom... Je les compare - ils dessinent une courbe identique ; je lance la lecture des deux pistes simultanément - les deux cœurs palpitent à l'unisson, si bien accordés qu'on croirait n'entendre qu'un seul et unique battement.