Citations de Rose Lamy (62)
On attend des victimes qu’elles soient moralement irréprochables, sexuellement peu actives, habillées sobrement, qu’elles ne consomment pas d’alcool ou de stupéfiants, ne s’aventurent pas seules ou tard dans l’espace public et aient un comportement exemplaire au moment de l’exercice de la violence et après, en présence des forces de police, qu’elles ne manqueront pas d’interpeller dans un délai évalué raisonnable, lui aussi.
- si les accusés sont relaxés, l'accusatrice était une menteuse qu'on peut accuser de diffamation ;
- si les accusés ne sont pas encore jugés, l'accusatrice pourrait être une menteuse et il faut la faire taire, elle et ses soutiens, pour respecter un principe de présomption d'innocence dévoyé ;
- si les accusés sont jugés coupables, la présomption d'innocence s'applique jusqu'à ce qu'ils aient épuisés toutes les voies de recours.
Ces commentateurs, si disposés à défendre le bon exercice de la justice pour les accusés s'interrogent-ils avec la même implication sur notre système inopérant et injuste pour les victimes ?
si aujourd'hui j'ai décidé de croire systématiquement les victimes rapportant des faits de violence patriarcales, il n'en a pas toujours été ainsi. Parce que, comme tout le monde, j'avais moi-même intériorisé ce que j'appellerais un discours de déni des violences.
Le violeur ce n'est pas soi.
Dans les représentations collectives, c'est un marginal, un "fou", un animal, un monstre laid, une anomalie, qui vient faire effraction dans un monde où le viol n'existe pas. Il est envisagé comme pauvre, racisé, armé et sévissant dans l'espace public. Dans des parkings mal éclairés de préférence. Pourtant, á nouveau, les chiffres démentent ces croyances.
Si la colère des hommes est considérée comme une affirmation de leur savoir et de leur autorité, celle des femmes et des féministes est reléguée au rang d'expression d'un excès, voire d'une "folie", et échappe à la dimension politique pour être maintenue dans le registre de l'outrance.
La tradition médiatique du « crime passionnel » ne date pas d’hier. Dans le langage courant, cette expression désigne un meurtre ou une tentative de meurtre dont le mobile serait la passion, la jalousie ou la déception amoureuses. Cette notion n’existe plus dans le droit français, et pourtant elle perdure dans la rubrique des faits divers depuis le XIXe siècle. Il semblerait que la fiction soit ici plus forte que la réalité.
Des hommes tuent et violent, oui, mais jamais parce qu'ils haïssent les femmes ou qu'ils les considèrent inférieures, comme on le conçoit aisément concernant les crimes de haine homophobes ou racistes. Non, pensez-vous, c'est simplement qu'ils les aiment trop.
J’ai été façonnée dans mon intime par la terreur de la violence et des changements d’humeur aléatoires des adultes. L’idée que leurs cris puissent s’abattre sur moi malgré tous mes efforts pour être sage me hante encore.
Oui, en raison de leur genre, les femmes subissent de nombreuses inégalités dans presque chaque parcelle de leur vie, du monde professionnel à l'intime.
Les mots qu'on décide de lancer dans l'espace public à un haut niveau d'influence ne sont jamais laissés au hasard. Il n'y a pas de "dérapage", seulement des calculs et des stratégies qui fabriquent une opinion.
Si les médias généralistes appliquent avec zèle le respect de la présomption d'innocence quand ils évoquent les hommes de pouvoir - il suffirait pourtant d'écrire "accusé" au lieu de "présumé innocent" -, un curieux glissement sémantique s'opère quand les mis en cause viennent de milieux modestes et qu'ils sont traités dans la rubrique des faits divers. De "présumés innocents", ils deviennent soudain "présumés coupables".
Derrière les portes closes, il insultait régulièrement ma mère, la dénigrait, la soupçonnait d’aller voir d’autres hommes quand elle partait faire les courses dans la ville la plus proche. « Qu’est-ce que tu ferais sans moi ? » lâchait-il quand elle menaçait de partir. En secret, elle avait commencé à mettre de l’argent de côté pour le quitter un jour.
Je crois que les hommes pauvres des classes populaires représentent pour les bons pères de famille autant un risque qu'une aubaine. Un risque, parce qu'ils mettent en danger le secret de la violence des hommes, en agissant de manière désordonnée et surtout en se faisant prendre, là où l'élite a l'élégance d'agir en marge, dans le silence de la sphère privée et des coulisses, et d'organiser autour d'elle un système de protection et d'omerta. Une aubaine, parce qu'ils peuvent assimiler ces hommes aux autres et les utiliser pour faire diversion de leur propre violence.
Une bonne victime est une victime morte, parce qu’il n’y a pas besoin de la croire.
Une victime survivante qui dénonce une agression dispose rarement de preuves irréfutables des violences subies. Se logent alors dans les brèches de l'incertitude, du vide, des croyances misogynes qui ont forgé nos esprits, depuis les contes pour enfants et leurs marâtres jusqu'aux productions de la pop culture et des médias : les femmes mentent, les femmes se vengent, les femmes manipulent, les femmes cherchent à se faire de l'argent à tout prix sur le dos des hommes.
Comme les preuves accablantes ne permettent pas de remettre en question la culpabilité de Bertrand Cantat, qui a d'ailleurs avoué les faits, on s'attache à transférer la responsabilité sur la victime. Les éditorialistes défilent sur les plateaux télé et radio afin de résoudre l’énigme de ce meurtre, présenté comme extraordinaire et qui relève pourtant du banal : des centaines de femmes sont assassinées tous les ans en France par leur compagnon ou leur ex. Au fil des jours, nous apprenons que Marie Trintignant a eu quatre enfants de pères différents, qu’elle se drogue. Peu à peu, l’idée s’installe qu’elle n’est peut-être pas si innocente - la preuve en sont ses multiples addictions -, et qu’elle l’avait sans doute bien cherché avec ses provocations verbales. Par un enchaînement de pirouettes linguistiques et sémantiques, Marie Trintignant deviendrait presque l’agent de sa propre mort. Par ses mots et son comportement, il semblerait qu’elle ait elle-même conduit son compagnon, véritable pantin vidé de sa substance et de son libre arbitre, à porter les coups. La défense ira même jusqu'à sous-entendre que son corps fragilisé par un accident 12 ans plus tôt, alors qu'elle était au volant et sous l'emprise de l'alcool, était moins résistant aux coups. [...] Ce n'est plus l'homme qui tue avec 19 coups de poing, mais c'est le nez et le crâne de la victime qui cèdent.
Discréditer les accusatrices est une tactique patriarcale classique.
Si les violences ne sont plus lues comme des exceptions mais comme une norme, c’est bien le système qu’il faut changer. L’idée que les hommes violents sont potentiellement monsieur Tout-le-Monde suscite de très fortes résistances, interrogeant nos croyances sur l’amour, sur le couple et sur la famille, qu’on nous a présentée comme un lieu protégé des monstres.
Certaines femmes sont des victimes impossibles quand certains hommes sont des accusés impensables. Cette leçon est enseignée sans nuance dans les tribunes, sur les plateaux des matinales et des talk-shows. Le boy's club s'active dans les médias, défendant avec hargne ses membres et tous les éventuels futurs accusés en déversant des mythes et des croyances infondées sur les violences sexistes et sexuelles. Il doit aussi s'assurer que l'opinion publique croie dur comme fer que les femmes mentent, quitte à instrumentaliser certains principes juridiques fondateurs.