Un vent nouveau plane sur le roman d'espionnage, genre centenaire aux codes bousculés par le souffle délicieusement glacé d'une modernité en marche.
Rencontre au sommet avec deux écrivains familiers de ses codes, Marc Dugain et Stéphane Marchand, qui contribuent au renouveau du genre.
On doit à Marc Dugain la récente création d'une nouvelle collection "Espionnage" chez Gallimard. Quant à Stéphane Marchand, il publie le roman "Jusqu'en enfer" (Fleuve Éditions), une immersion en apnée au coeur des services secret français.
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Ce fut évidemment en France que le scoop eut le plus de retentissement. Le chef de l'Etat annula tous ses déplacements et l'Elysée passa en mode gestion de crise. Mais les brillants cerveaux parisiens étaient secs. Vendre l'avenir en faisant croire qu'ils contrôlaient le présent, c'était leur quotidien. Changer le passé, ils n'avaient pas été formés pour ça.
A la DGSE, les ordinateurs avaient commencé à mouliner dès 6 heures du matin, Face Mort en première ligne. L'algorithme ne céda pas à l'émotion ambiante. Ce n'était pas son genre. Il pointa au contraire des corrélations très factuelles. Le quotidien Publico était en difficulté financière, et son deuxième plus gros actionnaire était la compagnie électrique Energias de Portugal. Celle-ci était à son tour détenue à 20 % par la compagnie d'Etat chinoise China Three Gorges. Rien de tout cela n'était bien secret. Mais là où le paramétrage fîgnolé par le petit lieutenant fit des merveilles, ce fut pour un autre lien que personne n'avait établi. Dans la galaxie des modestes filiales prometteuses que couvait la compagnie d'Etat chinoise, il y en avait une qui ne concernait l'électricité que de très loin : Smart Flower.
— Mais qui est capable de fabriquer ça aujourd’hui ? demanda le Belge.
Le vieux professeur n’avait pas l’habitude d’être coupé. Pourtant, loin d’en prendre ombrage, il répondit :
— Les Chinois. L’Institut de génomique de Pékin est à la pointe sur ce sujet. Ils ont la technologie, la seule question est de savoir ce qu’ils vont en faire. Car, pour être plus clairs, les projectiles peuvent cibler les cellules cancéreuses, mais on peut aussi les programmer pour attaquer des cellules saines. Elles pourraient par exemple détruire des cellules rétiniennes et rendre quelqu’un aveugle, ou des cellules de l’hippocampe pour rendre quelqu’un amnésique. Il n’y a aucune limite à ce qui pourrait être fait. On pourrait même infecter le cerveau en y introduisant de la schizophrénie synthétique, un trouble bipolaire, ou Alzheimer. »
Le Fonctionnaire reposa le combiné. Il avait encore besoin de réfléchir. Minuit était passé depuis bien longtemps. L'Elysee était plongé dans le silence. C'était rare, il fallait en profiter. La conversation avec le Président l'avait déstabilisé encore plus que l’entrevue avec le général. Il savait maintenant qu'il était seul. Le Président ne ferait rien, il ne déciderait rien. Ce n'était pas de son niveau. C'était un job de nettoyeur. Le secrétaire général de la présidence de la République connaissait la règle mieux que personne. Toute la chaîne de commandement du palais servait un objectif avant tous les autres : protéger le chef de l'Etat. Et tomber à sa place, si nécessaire. La protection était à sens unique. C'était le prix à payer pour approcher d'aussi près le pouvoir. Le Fonctionnaire avait été choisi pour être le premier maillon de cette chaîne. C'était un pragmatique. Quand un problème n'avait pas de solution, il pouvait être utile d'éliminer le problème lui-même.
Pour Publico le plus petit et le plus jeune des quotidiens portugais, le scoop était phénoménal. La photo de mariage, magnifique et bariolée, barrait toute la une. La mariée était radieuse, le marié extasié, le père attendri, les invités hilares. Le tout au milieu d'un décor somptueux qui n’aurait pas détonné dans un western. Le titre sonnait comme celui d'un blockbuster : « Un banquier nommé "Zéphyr" ». La légende était volontairement énigmatique : «Janvier 2011, Sud libyen ». Mais pour un lecteur un peu averti, il suffisait de quelques minutes pour reconnaître l'actuel président de la République française et saisir que le cliché avait été pris juste avant le déclenchement de la guerre de Libye.
Les amateurs de calcul mental apprenaient avant les autres que le futur président venait de fêter ses vingt-huit ans. Deux petites croix rouges, visibles seulement si on regardait soigneusement, surplombaient le marié et le père de la mariée. Le premier, Marwan, avait été assassiné en 2011 par un groupuscule djihadiste, même pas un an après cet heureux événement. Mais c'était l'autre décès qui attirait l'attention. Fatik Al Charouk, le très corpulent père, était mort très récemment, une mort que le journal enjolivait de mystère. Qui l'avait tué ? Pourquoi ? Que savait-il ?
La nouvelle fit rapidement le tour du monde. Tous les ingrédients d'un croustillant scandale politico-fînancier étaient réunis. L'argent, le pouvoir, la guerre. Il flottait aussi un charme étrange autour de cette révélation, car la mariée avait beau offrir un sourire ravissant, des centaines de millions d'internautes sentirent leur cœur se serrer en découvrant la photo. Dans les yeux de la jeune fille, il y avait de la crainte, comme si elle avait l'intuition, au beau milieu de ce bonheur, des catastrophes à venir.
Pour la diffusion, il ne se creusa pas la tête : le compte Twitter d’Amaq, l’agence de presse de l’État islamique. Ensuite, la pieuvre djihadiste se mettrait en mouvement. Elle avait beau avoir été brisée fausset. Ensuite, il resterait à incruster quelques sous-titres en français et en anglais, pour s’assurer une audience plus large. Comme exergue, pour signer son travail, il hésitait entre deux couplets : « Allez, mon frère, lève-toi, emprunte la voie du salut » ou « Le chemin de la guerre, c’est le chemin de la vie ». Il aimait leur message mystique et leur rythme entraînant. Sans un peu de poésie, impossible de démontrer aux masses salafistes que, derrière la dureté du combat, s’accomplissait la marche triomphale vers le Dieu Unique.
L’homme exultait de fierté. C’était lui, avec sa caméra et son talent, qui accomplissait ce prodige. Allah n’interdisait nullement l’ambition. Une fois le plan terminé, il fit le V de la victoire en direction de son chef et sauta de la table. Une minute cinquante. La durée idéale pour une bonne viralité sur les réseaux sociaux. Même pas besoin de montage. Il aimait le travail bien fait, ce petit effet faussement rustique qui donnait une tonalité « terrain ». La pureté de l’idéal, la vérité de l’action. Les deux mamelles du recrutement. Il entra au pas de course dans l’école, pour capter le wifi. Deux barres seulement. Pas super. Il faudrait faire avec. Pour la diffusion, il ne se creusa pas la tête : le compte Twitter d’Amaq, l’agence de presse de l’État islamique. Ensuite, la pieuvre djihadiste se mettrait en mouvement. Elle avait beau avoir été brisée militairement en Syrie et en Irak, elle restait ultraréactive. Avant la nuit, le monde entier saurait que la brigade de Thur avait débarqué en Libye. Revers au levant. Essor au Maghreb. Après avoir conquis un énorme territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie, Daech avait dû plier bagage sous la pression des bombardements. Les djihadistes venaient reconstruire le califat en Libye. La métastase terroriste en marche. Et tout ça grâce à lui. Quand tout fut parfait, il appuya sur « Publier ». Il était 20 h 32, 19 h 32 heure de Paris.
L’algorithme avait faim. Le petit lieutenant avait passé plusieurs semaines à le gaver à l’aide de toutes les bases de données antiterroristes assemblées minutieusement par les correspondants de la maison. Il y avait déversé des familles entières d’insurgés irakiens, des listes de membres de clubs de foot de La Garenne-Colombes, des générations d’imans venus des confins de l’Algérie ou du Yémen, des milliers de numéros de téléphone, de mots de passe, de photos de famille, des portraits de bambins adorables devenus au fil des années des pères attentifs puis des assassins psychopathes, des lettres d’amour trop froides pour en être vraiment, et même la date du décès de la belle-sœur d’un obscur postier tunisien, dont les obsèques avaient drainé une audience insolite, cérémonie dont une photo avait abouti dans la base. Désormais, les visages de tous les invités de cette cérémonie étaient gravés au silicium dans la mémoire de la machine.
Alors c’était le petit lieutenant qui s’y était collé. Bizutage 4.0. On ne lui avait pas demandé son avis. Pour dire la vérité, la situation l’excitait parce que les algorithmes indomptables, c’était son truc. Les statistiques, son péché mignon. Il avait tout de suite compris que le paramétrage avait été bâclé au départ et que, sans paramétrage rigoureux, la moitié de la population de la planète correspondait aux spécifications. Les consultants de la direction technique, la fameuse « DT », avaient installé le truc et étaient repartis aussi sec. En oubliant de préciser que, sans données pour l’alimenter, l’intelligence artificielle valait à peu près autant que la bêtise naturelle. Personne n’avait songé à nourrir l’algorithme, notamment en taguant les profils des dix mille djihadistes les plus dangereux.
— Alors, c’est pour quand ? murmura la femme d’une voix à la fois rauque et impérieuse, parlant bas, comme si les chiots pouvaient l’entendre.
C’était le ton d’une femme de pouvoir, et pourtant on y décelait une tension qu’elle ne parvenait pas à dissimuler.
Tout à sa tâche, l’homme debout à côté d’elle ne tourna pas la tête. Il était grand, avec une panse proéminente. Sa barbe poivre et sel débordait du masque de gaze. Il scrutait un écran accroché au mur du laboratoire où les mouvements des trois chiots étaient parfaitement visibles.
— Bientôt. Le jour s’est levé à 6 h 05. C’est une question de minutes. À cette époque de l’année, le soleil monte très vite.
Comme la femme, il avait parlé en français, mais lui avec un fort accent italien.