Virginie Jortay raconte en 5 minutes et des extraits filmés ses souvenirs au Théâtre de la Balsamine 1981-2021
Je veux aller vivre chez Gaëlle. Je veux que mes parents meurent et que s'applique la résolution de faire de leur famille mon lieu d'accueil. Là au moins, on me fichera la paix, on sera gentil avec moi, je serai avec de vrais (mot en italique) Juifs. Pas comme chez moi ou lui (mot en italique) n'a que l'accent et elle (mot en italique), un paquet de mensonges pour alimenter son mythe.
Si Rosa n'a pas relevé verbalement les incohérences de notre (mot en italique) histoire pendant la guerre - et surtout l'affirmation de la judaïté de Maman - elle n'en pense pas moins. Aussi, quand ma mère tente de faire amie-amie avec elle, sous prétexte de consœurie, elle l'ignore gentiment. On n'est pas demi, ni quart de Juif. On l'est, ou on ne l'est pas. Ce qui n'enlève rien à la réalité, ni à la souffrance du génocide, ni à l'importance des traumas vécus par les familles et leur descendance. Mais faut arrêter de se raconter des conneries et faire comme si chaque nouvelle année, on allait se retrouver à Jérusalem, à pleurer et à panser notre passé de victimes de ces chiens d'Allemands.
Moi, c'est déjà au présent que je voudrais que ça s'arrête, et je ne m'apitoie pas : je ressens le danger. Il ne viendra pas du voisin d'â côté, ni de la nuit dans les rues obscures en rentrant du piano, mais bien de l'intérieur.
Il germe : reste à voir la forme qu'il prendra. (p.192)
Papa ne voit que la surface des choses qui se passent entre elle, et moi et pour cause, il n'est jamais là; ou réfugié sous son casque; ou évadé dans ses maquettes. Entre nous, on sait qu'elle est déjantée mais on n'en parle jamais.
L'agressivité de maman pourrait nous rapprocher mais il est tellement centré sur son nombril et ses multiples hobbys, qu'il refuse de faire face à ce qui est pourtant évident. Il lui est plus facile de s'émouvoir de la pollution des mers et des océans, de sangloter sur les images de la guerre du Viêt Nam, ou de se répandre sur ses glorioles, que de s'enquérir du bien-être et de la santé mentale de membres de sa propre famille.
Sa lâcheté atteint des sommets, ce qui conforte mon incommensurable mépris pour lui. Prince de l'esquive, une petite blague et c'est fini : Papa n'a aucun courage, une épine dans le pied et faut lui appeler les pompiers. Si en société il est devenu le dieu du rire, à la maison c'est le repos du guerrier. (p.184)
La fille a coupé. Tant que la percussion n'avait pas eu lieu, elle était comme ces singes de laboratoires à qui on donne des triangles à glisser dans des rectangles. (...) Elle a rompu.
Mais qu'il est difficile d'enterrer un parent vivant ; le deuil a besoin de corps, mort. Tant qu'il ne l'est pas, reste ce fil tenu, faits de doutes et de mythiques réconciliations.
Tout ce qui se passe autour est en moi. Cela ne se voit pas ; donc personne ne le voit.
Cette posture était leur façon de vivre en modernes (mot en italique) : détachés de leur parentalité. Ils s'affranchissaient des devoirs d'attention, plaçaient une distance plastique entre les générations, vivant ainsi leur vie sans entraves et à fond. Ces adultes, en traduction ces hommes brillants, étaient connus (mot en italique). Ils se valorisaient les uns les autres, leurs femmes gravitaient rayonnant de leur beauté. (p.173)
C'est à eux deux qu'ils l'ont réalisé ce saut de classe : hallucinant. Chacun ne se souvient que trop bien de l'endroit d'où il est parti. Si je ne vois que le cauchemar de leur intimité, eux agissent en fonction de leurs bénéfices réciproques. Voilà la teneur de leur contrat : une association mutualiste. Et ça, c'est bien plus fort que moi. (p.188)