(...) on aurait pu dérober tous mes jouets, je serais resté indifférent. Mais les livres... Sans doute pressentais-je qu'ils allaient être ma principale nourriture terrestre.
L'évocation de la bibliothèque provoque en moi le réflexe de Pavlov. A chaque fois, je me retrouve dans celles de mon enfance, là où tout a commencé. C'était vraiment des lieux d'oraison, et je pense que j'y entrais sur la pointe des pieds, comme aujourd'hui si d'aventure je vais à la Mazarine ou à l'Arsenal (mais nullement dans le gazomètre Beaubourg à l'étage des livres). Le silence et les odeurs du bois, du cuir et du papier me reviennent par bouffées attendrissantes.
J'aime à me promener avec des livres dans les bras, comme d'autres avec un enfant, un ami ou un pot de truffes. C'est dire si les dix premiers exemplaires furent apportés par moi à la maison avec une vénération égale à celle de Tarcisius. Je les regardais, posés sur la commode anglaise dont ils étaient la contre-partie, je leur souriais, je leur disais des mots doux, sans être dupe de la comédie autosuggestive que je me donnais, rideaux tirés.
Je me souviens sans relâche de notre boulimie à vingt et trente ans. Nous voulions non seulement inventorier tout le fonds classique, mais nous mettions de la frénésie à l'égard des nouveautés ; aujourd'hui, est-ce à cause de l'âge, est-ce parce que beaucoup de nouveautés confinent à l'indigence sinon à la débilité? J'ai un mouvement de recul en passant devant le comptoir de librairie. Et je rentre vite chez moi ouvrir un vieux livre parfumé au passé (c'est vrai aussi pour le nez, l'odeur d'un livre neuf est devenue moins attirante).
Le secrétariat de Mauriac n'était pas le bagne. Il avait posé une seule condition : que je n'écrive pas l'équivalent d'"Anatole France en pantoufles", plus tard. Et il me faisait apprendre à taper à la machine, car il trouvait que deux doigts n'étaient pas assez pour son courrier quotidien. (On a récemment vendu aux enchères une lettre que j'avais tapée en 1948 ; 600 francs, c'est bien peu si l'on considère l'importance de la signature et les efforts déployés par moi pour dactylographier correctement.)
Elle vient d'enterrer Arthur, et elle va s'enterrer symboliquement après lui en me gardant captif. Me voici tête-à-tête avec Térésa pour quelques années. Elle ne pleure même plus, car son chagrin est total, c'est une destruction totale, la lumière n'existe plus pour elle, elle ne sait pas qu'elle vivra encore longtemps, mais elle sait qu'elle ne connaîtra plus le bonheur de vivre. Elle sait qu'elle a eu sa part. Et elle redoute d'avoir désormais à la payer d'une suite de malheurs.
Et les amis devraient se défendre contre la contagion mercantile. Rien n'est plus gratuit qu'un livre (même si on en paie la fabrication), c'est déplorable de l'intégrer aux républiques marchandes.
(p. 238)
Y a-t-il un plus beau don du ciel que celui qui permet, à tout moment, en tout lieu, de prendre un livre ou une plume, et de s'échapper pendant des heures et des jours de la condition la moins favorable? Aucun orage, aucun désespoir ne peuvent avoir le dessus, si l'on a pareil abri à sa portée.
ne jamais appeler les choses par leur nom, et on peut toutes les faire... Comme cela, les Romains concilient la bienséance bourgeoise et le dionysisme païen que personne ne peut expulser de leurs artères
Le soir, quand je n'étais pas de service, étant partagé avec les amis, il me restait les après-midi, entre deux éditions, pour mon culte. L'hiver, je passais des heures chez moi à lire et caresser mes livres. Aux beaux jours, j'allais d'un bureau au Rond-Point jusqu'au bois de Boulogne où je pouvais à la fois adorer le soleil et lire au bord d'une piscine à peu près solitaire de deux heures à six heures. J'avais dans le coffre de mon automobile une pile de livres, les nouveautés la plupart du temps.