On avait quitté Paul Fournel il n’y a guère plus d’un an avec le facétieux « Livre de Gabert » (P.O.L.). «Imagine Claudine » (P.O.L.) poursuit dans cette voie du récit allègre, d’apparence légère mais semé de clins d’œil et de références visibles ou plus dissimulées. L’écrivain oulipien n’a pas son pareil sur ce terrain d’une fausse littérature de divertissement. Il a choisi cette fois de réinvestir le champ de la nouvelle, en proposant 33 textes courts, qui pourraient tout autant constituer les chapitres d’un…roman dont le personnage central se nommerait Claudine
C’est que Paul Fournel n’apprécie rien tant que l’hybridation et le mélange des genres. Ici par exemple il paraît très fidèlement respecter le cahier des charges de la nouvelle : un texte court, respectant l’unité de lieu et d’action et se terminant par une pointe, ironique, sarcastique ou dramatique, qui en fait le sel. A n’en pas douter, « Imagine Claudine » a tout d’un recueil de nouvelles. Sauf que, de texte en texte, de situation en situation, c’est bel et bien un livre relevant du genre romanesques qui sous nos yeux se construit. Avec la récurrence de ses personnages, les liens qu’entre eux ils entretiennent et in fine le récit qu’ensemble ils font avancer. Qui restitue le quotidien d’un village confronté aux effets de la modernité, quelque part dans le centre de la France : Paul Fournel est originaire de Saint-Etienne. Quant à son héroïne, « la grosse Claudine », elle ne nous est pas inconnue : on la rencontrait déjà dans « Le Livre de Gabert » en 2023, et plus tôt encore dans le recueil « Les Grosses rêveuses » (Le Seuil) en 1982 et dans le roman « Foraine » (Le Seuil) en 1999. Car cet auteur prolifique -une trentaine d’ouvrages depuis les débuts en 1972- a de la suite dans les idées. Sous des dehors souriants et une écriture d’une enviable fluidité, ses textes sont innervés par une permanente réflexion sur la littérature et la langue et portés par l’érudition multiforme de cet Oulipien, qui peut en appeler autant à Baudelaire, comme c’est le cas dans « Imagine Claudine » (« La forme d’une ville…), qu’à Jacques Anquetil. C’est ce qui fait le charme et la force de cette prose à nulle autre pareille.
Avant même d’ouvrir le livre, l’on se trouve embarqué sur une fausse piste. Prenant connaissance du titre et de sa rime interne, on le lit d’abord en écho à « Tu parles Charles », « A l’aise Blaise », « A la tienne Etienne ». Le pur plaisir de l’assonance. Il faut attendre la page 88 pour en découvrir l’origine, une réplique d’Odette, autre figure du livre : « Imagine, Claudine, si on gagne… » Dans la nouvelle/chapitre intitulée « Le jeu des mille euros », l’un des épisodes de cette chronique villageoise. Car derrière Claudine se tient l’écrivain, qui observe et note tout ce qui se déroule dans la commune imaginaire de Chamoison en Haute-Loire. Un évident clin d’œil à celui qui, de l’autre côté de l’Atlantique à Fort-de-France, a inventé le « chamoisien. » Toujours le souci de la langue. Désormais une autoroute relie Chamoison à Saint-Justin, « plus de cent mille habitants », créant une proximité nouvelle dont le village ne sort pas indemne, à commencer par la désertification du centre-ville au profit de zones d’activité à l’extérieur. Ou encore à l’apparition des rurbains dans le nouveau lotissement. Comme à l’ubérisation de la société, avec ce cycliste livreur de repas (« Ce que j’aime dans mon métier, c’est que j’ai toujours le dos au chaud. Le dos au chaud et les jambes au frais. ». Impossible de lire Paul Fournel sans avoir à l’esprit une manière de pendant sociologique, « La France sous nos yeux » de Jérôme Fourquet. Car les mêmes mutations s’y donnent à voir, simplement amplifiées par l’idiosyncrasie très spéciale de Claudine. Au fil des chapitres celle-ci en dévoile les multiples particularités, depuis un permanent esprit de contradiction jusqu’à des provocations du plus mauvais goût. Autour d’elle gravitent d’autres personnages non moins hors norme, telle Thérèse, l’institutrice attachée à la conservation de l’accent circonflexe qui finira par épouser un graffeur. Ou, en beaucoup moins souriant, un certain « bon garçon » qui au fil de ses visites dépouille sa vieille mère naïve de ses économies, jusqu’au jour noir où la source se tarit.
Les nouvelle/chapitres s’ajustent et s’enchaînent au rythme d’une fantastique galerie de portraits, véritables miroirs des singularités et modes du présent. C’est ainsi que, page 47, surgit un inattendu tatoueur. Sans compter l’inévitable agent immobilier, figure incontournable, bien qu’ici totalement atypique, de la modernité. On l’aura compris, « Imagine Claudine », avec sa subtilité, ses références, ses délires et ses traits qui toujours touchent juste, témoigne une nouvelle fois de la fécondité de cette littérature.
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