Kierkegaard prend le pain du système, serre son poing et des phalanges broie la grosse croûte bien sèche. Il ouvre la main et répand ses
miettes philosophiques à terre. Il en fait plusieurs petits tas : ce sont des pensées éparpillées qu'il goûte les unes après les autres, sans préférence. Sa thèse : ne pas en avoir. Son opinion : c'est qu'elle n'en est pas une. Au moins un qui ne nous prendra pas trop la tête avec son orgueil.
Il en résulte un drôle de mouvement de bascule qui passe du plus sérieux à la dérision. Chaque chapitre signant le moment d'intéressement autour d'une idée se termine par la même rengaine ; l'idée, exposée avec rigueur et précision philosophiques, ne provient en fait de nulle part ou de si loin qu'on en oublie ses précédents. Passée en un instant, elle fut saisie, bien vite jetée aux ordures en riant après s'être laissée embrasser du regard. « […] Me servant de l'arbitraire illimité d'une hypothèse, j'ai supposé que le tout n'était qu'une idée burlesque de mon cru, que je n'ai pourtant pas voulu abandonner avant de l'avoir examinée à fond ».
Kierkegaard reprend la méthode socratique pour s'inscrire dans sa continuité. Il souligne son admiration pour ce maître qui ne voulait pas en être un et qui affirmait que si le disciple sortait de sa non-vérité, le mérite n'en revenait qu'à lui-même. le maître n'était ainsi qu'un dispensateur de condition, permettant au disciple de retrouver la mémoire, preuve rétrograde de la préexistence de l'âme. Ici, Kierkegaard fait un peu la gueule car il considère que ce n'est pas la mémoire qui est importante mais l'instant. Alors que tout le pathos de la pensée grecque se concentre sur le souvenir, lui se concentre sur l'instant, moment de la conversion, passage du non-être à l'existence. Il inaugure ainsi une pensée qui propose l'essentiel sous une forme paradoxale : là où l'on pense qu'il n'y a rien, c'est là où se trouve le sujet.
« Aussitôt longtemps que je tiens [la preuve] (c'est-à-dire que je fournis ma démonstration), l'existence n'apparaît pas, ne serait-ce que parce que je suis en train de la prouver, mais, dès que je la lâche, l'existence est là. Mais cet acte de lâcher, il est pourtant bien aussi quelque chose, oui, il est meine Zuthat [mon ingrédient] ».
Aussi longtemps que Kierkegaard ne lâche pas sa pensée, il ne pense pas, et nous non plus. Mais dès qu'il la lâche, la voici qui apparaît. Dès que nous refermons son livre et que nous cessons de penser avec des mots, notre propre ingrédient apparaît, plus souvent dense que futile. Ce n'est même pas le savoir, pas même la foi. Ainsi les yeux et les livres ne servent à rien car « le contemporain peut, malgré sa contemporanéité, être le non-contemporain ; le vrai contemporain ne l'est pas en vertu de l'immédiate contemporanéité, ergo le non-contemporain (au sens immédiat) doit aussi pouvoir être contemporain au moyen de ce que quelque chose d'autre par quoi le contemporain devient le vrai contemporain ». Tout se résume à savoir si l'on est dans le vrai ou non. Prémisses de la mauvaise foi : affirmer avoir fait son chemin alors que le chemin n'apparaît que dans l'instant, qui ne s'exprime pas.
Avec cette idée, Kierkegaard ramène toute la philosophie, de
Platon à Hegel, à une position païenne embourbée dans une logique du savoir et de la réminiscence. Il réduit l'hérésie en affirmant que notre identité d'individu ne prendrait place que dans un après-coup. Ainsi, tout ce qui a vraiment de l'importance serait toujours déjà-arrivé.
Précisons quand même que la lecture se montre relativement emmerdante, à la manière de ce torchon.