« Salut à vous les avortons, les prématurés et les attardés. Salut, les laissés-pour-compte, les cabossés et ceux qui n'ont pas réussi à s'envoler ! Salut à vous, enfants-chiendent ! »
«
La maison dans laquelle » est un roman étonnant, comme j'en ai rarement lu.
C'est une expérience de lecture incroyable, dans laquelle le lecteur fluctue entre rêves et cauchemars, réalité et imaginaire.
Comme un papillon de nuit attiré par la lumière du feu, je me suis laissée prendre au piège de cette Maison tentaculaire qui vous enserre de ses bras, vous lie et vous emmure. Et lorsque finalement, elle vous libère, vous vous rendez compte que vous ne pouvez pas la quitter vraiment, que vous aimeriez y rester encore un peu pour pénétrer encore davantage dans ses entrailles et recevoir d'autres confidences.
« Tu sais quelle est la signification de ce que tu as vécu ? ... Ça veut dire que la Maison t'a choisi, qu'elle t'a laissé entrer. Où que tu ailles, tu fais désormais partie d'elle. Et la Maison n'aime pas être morcelée, elle n'aime pas que ses fragments s'éloignent. Elle s'arrange pour les attirer à elle. Ce qui veut dire que tout n'est pas perdu. »
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Cette Maison est un pensionnat qui accueille des enfants et des adolescents, tous handicapés physiques, certains ayant également des troubles du comportement ou des maladies psychiatriques. Ils se classent eux-mêmes en plusieurs catégories : les « roulants » en fauteuil, les « marcheurs » sans bras, les sauteurs, les irrationnels.
Ces élèves ne retrouvent leur famille qu'au parloir ou aux vacances d'été pour une durée d'un mois.
Totalement déconnectés de l'extérieur, ils abandonnent jusqu'à leur prénom et s'appellent désormais Sphinx, Chacal Tabaqui, l'Aveugle, Lord, Vautour, Gros Lard, Roux, Fumeur, Noiraud, …
Leur surnom reflète des personnalités très marquées. Ils sont obéissants, discrets, soumis, rebelles, bienveillants, intelligents, sournois, ingénieux, étonnants, étranges, sensibles, émouvants, querelleurs, bagarreurs, imprévisibles, incontrôlables, ou effrayant.
Tous les sept ans, le moment tant redouté arrive : les plus grands, alors âgés de dix-huit ans, doivent quitter le pensionnat pour « l'extérieur », un monde sans repère et source d'angoisse.
« L'année de la sortie, c'est vraiment un sale moment à passer. C'est comme s'apprêter à sauter dans l'inconnu, et tout le monde n'en est pas capable. C'est l'année de l'angoisse, des fous et des suicidés, des psychopathes et des hystériques, de la peur contagieuse et des infections qu'elle répand. Il n'y a rien de pire. Mieux vaut éviter d'assister à tout ça, si on peut. »
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Ces enfants « rafistolés » ont tous des allures insolites, déroutantes, extravagantes, voire grotesques. Ils sont si singuliers et surprenants que parfois j'en ai oublié qu'ils n'étaient que des enfants et qu'ils avaient une infirmité.
En effet, si le monde extérieur les rejette du fait de leur handicap, dans la Maison, cette différence devient une force, une originalité qui les distinguent des autres. Les adultes responsables apparaissent négligents, parents démissionnaires, directeur retranché dans son bureau, professeurs effrayés ou éducateurs impuissants. Ils semblent livrés à eux-mêmes, mais contrairement aux apparences, ils vivent dans leur monde et se sont organisés en groupes, avec à leur tête, un leader charismatique, un chef de meute.
On y retrouve une forme de solidarité, d'entraide, de camaraderie, mais c'est aussi un monde sans pitié, hostile, extrêmement violent gouverné par un ensemble complexe de règles de vie, de hiérarchies qu'ils ont eux-mêmes élaborées au fil du temps. C'est dans cette maison qu'ils construisent leur identité, leurs rêves, leurs espoirs. Mais la mort s'invite parfois au milieu de toutes les rivalités.
« … ils modelaient petit à petit leur monde, un monde visible et invisible, à la fois ici et ailleurs, obéissant à ses propres lois… »
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Avec beaucoup de justesse et une certaine dose d'humour noir, l'auteure a su décrire cette période délicate qu'est la transition entre l'enfance et l'âge adulte. Elle a su poser les mots pour exprimer la fragilité de ces adolescents « abimés » par la vie, les signes de leur mal-être : repli sur soi, mutisme, impulsivité, agressivité, violence, consommation excessive d'alcool et de tabac, anorexie et boulimie, tendance suicidaire, grossesse, …
Je me suis attachée à ses enfants. Leurs maladresses, leurs imperfections, leurs doutes, leurs peurs, leurs épreuves m'ont touchées. J'ai aimé les voir grandir et voir pour certains les adultes qu'ils deviendraient.
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L'intrigue est centrée sur les enfants du quatrième groupe, notamment l'énigmatique Aveugle, le charismatique Sphinx, l'exubérant Chacal Tabaqui, l'elfique Lord, ou encore l'impénétrable Macédonien.
Alternant passé et présent en un temps déstructuré soumis à ses propres règles, le récit, centré sur leurs temps libres, nous entraîne, par ses flashbacks, dans leurs premières années avant de revenir au présent et se rapprocher du jour où ils devront quitter la Maison pour toujours.
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Le roman est construit comme un échiquier géant en perpétuel mouvement dont chaque pièce déplacée, soulève de nouveaux questionnements, de nouveaux secrets.
Et la détentrice de tous ces secrets, la pièce maîtresse de ce récit, est sans aucun doute la Maison.
Mariam Petrosyan la dépeint avec une telle minutie qu'elle en a fait le personnage clé de cette histoire. Elle garde en mémoire dans ses murs, tous les pensionnaires qui s'y sont succédés, leurs souvenirs, leurs amitiés, leurs jeux, leurs peurs, leur violence.
« Aussitôt je me retrouvai dans un autre monde. Autour de moi, une explosion de couleurs, un véritable feu d'artifice… le couloir n'était qu'une immense fresque. Les dessins étaient gigantesques, de taille humaine, parfois plus grands encore. Fascinants, ils serpentaient et suintaient, s'enchevêtraient, éclaboussaient et bondissaient, s'étiraient jusqu'au plafond pour enfin conquérir le mur opposé. On aurait dit que les parois avaient enflé sous l'effet des peintures, donnant à ceux qui l'empruntaient l'impression de progresser dans un espace de plus en plus exigu. J'avançais bouche bée, comme plongé dans les délires d'un fou… Chaque pan de mur était une voie d'accès à leur vie, une carte sans laquelle on ne pouvait y accéder, fût-ce en secret. »
Malgré son aspect délabré et crasseux, elle apparaît imposante, majestueuse, vivante, protectrice, prédatrice, « à la fois un piège, une maison et l'univers ». Elle semble changer de forme, d'aspect, dévoilant sa face cachée pour devenir tout à tour, végétale et se transformer en forêt, animale telle une araignée qui apporterait soin et nourriture à sa progéniture ou au contraire, la dévorerait.
« … la Maison exige une forme d'attachement mêlé d'inquiétude. du mystère. du respect et de la vénération. Elle accueille ou elle rejette, gratifie ou dépouille, inspire aussi bien des contes que des cauchemars, tue, fait vieillir, donne des ailes… C'est une divinité puissante et capricieuse, et s'il y a bien quelque chose qu'elle n'aime pas, c'est qu'on cherche à la simplifier avec des mots. Ce genre de comportement se paie toujours. »
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Mariam Petrosyan décrit un univers sombre, poétique, mystérieux, magique, angoissant, claustrophobe qui se dévoilent au fur et à mesure, sans explication.
Le côté déstructuré est assez déroutant au départ, obligeant le lecteur à être attentif aux nombreux indices semés tout au long du récit pour faire des liens entre les différentes époques, les différents points de vue, les différents protagonistes qui pour certains changent de surnom en grandissant !
Mais si je reconnais qu'une grande partie du roman est vraiment brillante, je me suis aussi perdue dans cette Maison, par manque de repères. J'ai bien failli m'y noyer et puis, j'ai repris pied, j'ai commencé à comprendre les liens qui les unissaient à cette Maison.
L'auteure a su également relancer mon intérêt et proposer un épilogue ouvert totalement inattendu qui m'a poussée à me questionner à nouveau et à remettre en question l'ensemble de l'histoire.
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Pour conclure, «
La maison dans laquelle » est un récit unique, complexe, à la fois envoûtant et onirique, angoissant, et cauchemardesque. C'est un roman-labyrinthe extrêmement dense et foisonnant dans lequel on aime se perdre et se retrouver.
Mariam Petrosyan a su créer un univers mystérieux et sombre autour de cette maison-refuge. En entrant dans ce roman, on entre également dans cette maison. Elle est un monde à elle toute seule et en même temps une porte vers d'autres univers.
J'aurais aimé y rester un peu plus longtemps, explorer davantage cette forêt pour pouvoir trouver des réponses aux questions qui subsistaient. Je suis bien consciente que cette maison garde encore pour elle de nombreux secrets qu'une seule lecture ne peut révéler. Une relecture s'imposerait afin de « prendre du recul pour avoir une vue d'ensemble », explorer la maison avec un nouveau regard plus rétrospectif et réfléchi.
Un premier roman d'apprentissage brillant, impressionnant, érudit, traversé de nombreuses références littéraires, teinté d'un réalisme magique captivant sur plus de mille pages.
Un coup de coeur, un roman à explorer.
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Ce roman me faisait envie depuis la superbe critique d'Onee que je vous recommande, mais le nombre de pages particulièrement effrayant retardait ma lecture. Je suis donc contente de l'avoir lu dans le cadre d'une lecture partagée avec Chrystèle (HordeDuContrevent), Doriane (Yaena), Diana (DianaAuzou), Bernard (Berni_29). Je les remercie pour ces moments de partage qui ont permis de confronter nos regards et faire des liens pour mieux percer les mystères que renferme cette maison.
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