[Préface au Coup de Grâce]
"Le récit est écrit à la première personne, et mis dans la bouche du principal personnage, procédé auquel j'ai souvent eu recours parce qu'il élimine du livre le point de vue de l'auteur, ou du moins ses commentaires, et parce qu'il permet de montrer un être humain faisant face à sa vie, et s'efforçant plus ou moins honnêtement de l'expliquer, et d'abord de s'en souvenir."
L'empathie est reine sous la plume de
Marguerite Yourcenar.
On emploie ce terme un peu trop facilement dès qu'il s'agit de "partager" les émotions d'autrui et souvent l'on fait erreur.
Empathie n'est pas sympathie.
Ce glissement de sens est "vital", nous ne sommes pas censés y penser quand il a lieu (parce qu'il a ses propres raisons)
Mais s'il a lieu en littérature, c'est que le discours devient politique (très sciemment ou malgré soi)
Ce que ne fait pas du tout,
Marguerite Yourcenar, c'est de la politique ; et ce qu'elle fait scrupuleusement, c'est de la littérature.
De celle qui n'ignore pas ses pouvoirs et ne veut pas en abuser.
Nous sommes bien, pour chaque histoire, dans la tête de son narrateur ; nous pouvons réfléchir, comprendre son ressenti mais ne sommes jamais réellement entraînés sur la pente du jugement ou de l'affection.
Nous sommes à la distance nécessaire pour ne jamais oublier qu'il s'agit d'êtres humains, au fond, non seulement de papier (à chiffonner)
Finalement, cette distance même (cette sorte de mise en garde inconsciente) nous oblige à plus de respect qu'envers ceux dont on partage le sort, inéluctablement.
Dans chacune de ces narrations, ce qui n'est jamais explicite ne cesse de se dire ailleurs..
Alexis est très différent d'Éric (et là encore, on ne peut qu'admirer cette faculté de l'autrice à prendre corps en ignorant toute vanité démonstrative, toute manifestation d'écrivain..) mais ils se ressemblent sur un point qui les rend coupables à leurs yeux et à ceux d'un monde inconscient, hypocrite ou mensonger
S'il faut lire
Yourcenar dans son oeuvre de fiction, je la trouve presque plus remarquable encore, quand c'est elle qui écrit à son sujet ; sa troublante lucidité n'a d'égal que son souci d'écrire au plus près de la vérité de son personnage.
"On n'a peut-être pas assez remarqué que le problème de la liberté sensuelle sous toutes ses formes est en grande partie un problème de liberté d'expression. Il semble bien que, de génération en génération, les tendances et les actes varient peu, ce qui change au contraire est autour d'eux l'étendue de la zone de silence ou l'épaisseur des couches de mensonge."
"Comme tout récit à la première personne, Alexis est le portait d'une voix. Il fallait laisser à cette voix son propre registre, son propre timbre [...]
Il fallait aussi laisser au personnage certaines opinions qui à l'auteur paraissent aujourd'hui douteuses, mais qui gardent leur valeur de caractérisation."